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Gustave Flaubert "Salammbô"
[ ] 22.01.2009, 15:02

Chapitres 1-2

Chapitre 1 - LE FESTIN

C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar.
Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx, et comme le maître était absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.
Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d'or, qui s'étendait depuis le mur des écuries jusqu'à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.
Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu'à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins : un champ de roses s'épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l'avenue des cyprès faisait d'un bout à l'autre comme une double colonnade d'obélisques verts.

Chapitres 3-4

Chapitre 3 - SALAMMBO

La lune se levait au ras des flots, et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient : le timon d'un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle d'un mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient, çà et là comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des masses plus sombres dans l'obscurité, et, au bas de Malqua, des filets de pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre, comme de gigantesques chauves- souris déployant leurs ailes. On n'entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage des palais ; : et au milieu des terrasses, les chameaux reposaient tranquillement, couchés sur le ventre, à la manière des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons ; l'ombre des colosses s'allongeait sur les places désertes ; au loin quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles chauffées par le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu'au-delà, sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceau d'argent. La voûte du ciel bleu s'enfonçait à l'horizon, d'un côté dans le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d'Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts.

Chapitres 5-6

Chapitre 5 - TANIT

Quand ils furent sortis des jardins, ils se trouvèrent arrêtés par l'enceinte de Mégara. Mais ils découvrirent une brèche dans la grosse muraille, et passèrent.
Le terrain descendait, formant une sorte de vallon très large. C'était une place découverte.
- " Ecoute " , dit Spendius, " et d'abord ne crains rien, j'exécuterai ma promesse ... "
Il s'interrompit ; il avait l'air de réfléchir, comme pour chercher ses paroles. - " Te rappelles-tu cette fois, au soleil levant, où, sur la terrasse de Salammbô, je t'ai montré Carthage ? Nous étions forts ce jour-là, mais tu n'as voulu rien entendre ! " Puis d'une voix grave : - " Maître, il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux, tombé du ciel, et qui recouvre la Déesse. "
- " Je le sais " , dit Mâtho.
Spendius reprit :
- " Il est divin lui-même, car il fait partie d'elle. Les dieux résident où se trouvent leurs simulacres. C'est parce que Carthage le possède, que Carthage est puissante. " Alors se penchant à son oreille : " Je t'ai emmené avec moi pour le ravir ! "
Mâtho recula d'horreur.
- " Va-t'en ! cherche quelque autre ! Je ne veux pas t'aider dans cet exécrable forfait. "
- " Mais Tanit est ton ennemie " , répliqua Spendius : elle te persécute, et tu meurs de sa colère. Tu t'en vengeras. Elle t'obéira. Tu deviendras presque immortel et invincible. ...

Chapitre 7

HAMILCAR BARCA

L'Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuits au haut du temple d'Eschmoûn, pour signaler avec sa trompette les agitations de l'astre, aperçut un matin, du côté de l'Occident, quelque chose de semblable à un oiseau frôlant de ses longues ailes la surface de la mer.
C'était un navire à trois rangs de rames ; il y avait à la proue un cheval sculpté. Le soleil se levait ; l'Annonciateur-des-Lunes mit sa main devant les yeux ; puis saisissant à plein bras son clairon, il poussa sur Carthage un grand cri d'airain.
De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le môle était couvert de peuple. Enfin on reconnut la trirème d'Hamilcar.
Elle s'avançait d'une façon orgueilleuse et farouche, l'antenne toute droite, la voile bombée dans la longueur du mât, en fendant l'écume autour d'elle ; ses gigantesques avirons battaient l'eau en cadence ; de temps à autre l'extrémité de sa quille, faite comme un soc de charrue, apparaissait, et sous l'éperon qui terminait sa proue, le cheval à tête d'ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait courir sur les plaines de la mer. ...

Chapitres 8-10


Chapitre 8 - LA BATAILLE DU MACAR

Dès le lendemain, il tira des Syssites deux cent vingt-trois mille kikar d'or, il décréta un impôt de quatorze shekel sur les Riches. Les femmes mêmes contribuèrent ; on payait pour les enfants, et, chose monstrueuse dans les habitudes carthaginoises, il força les collèges des prêtres à fournir de l'argent.
Il réclama tous les chevaux, tous les mulets, toutes les armes. Quelques- uns voulurent dissimuler leurs richesses, on vendit leurs biens ; et, pour intimider l'avarice des autres, il donna soixante armures et quinze cents gommor de farine, autant à lui seul que la Compagnie-de-l'ivoire.
Il envoya dans la Ligurie acheter des soldats, trois mille montagnards habitués à combattre des ours ; d'avance on leur paya six lunes, à quinze mines par jour. Cependant, il fallait une armée. Mais il n'accepta pas, comme Hannon, tous les citoyens. Il repoussa d'abord les gens d'occupations sédentaires, puis ceux qui avaient le ventre trop gros ou l'aspect pusillanime ; et il admit des hommes déshonorés, la crapule de Malqua, des fils de Barbares, des affranchis. Pour récompense, il promit à des Carthaginois-nouveaux le droit de cité complet.
Son premier soin fut de réformer la Légion. Ces beaux jeunes hommes qui se considéraient comme la majesté militaire de la République, se gouvernaient eux-mêmes. Il cassa leurs officiers ; il les traitait rudement, les faisait courir, sauter, monter tout d'une haleine la pente de Byrsa, lancer des javelots, lutter corps à corps, coucher la nuit sur les places. Leurs familles venaient les voir et les plaignaient.

Chapitres 11-12

Chapitre 11 - SOUS LA TENTE

L'homme qui conduisait Salammbô la fit remonter au-delà du phare, vers les Catacombes, puis descendre le long faubourg Molouya, plein de ruelles escarpées. Le ciel commençait à blanchir. Quelquefois, des poutres de palmier, sortant des murs, les obligeaient à baisser la tête. Les deux chevaux, marchant au pas, glissaient ; et ils arrivèrent ainsi à la porte de Teveste.
Ses lourds battants étaient entrebâillés ; ils passèrent ; elle se referma derrière eux.
D'abord ils suivirent pendant quelque temps le pied des remparts, et, à la hauteur des Citernes, ils prirent par la Taenia, étroit ruban de terre jaune, qui, séparant le golfe du lac, se prolonge jusqu'au Rhadès.
Personne n'apparaissait autour de Carthage, ni sur la mer, ni dans la campagne. Les flots couleur d'ardoise clapotaient doucement, et le vent léger, poussant leur écume çà et là, les tachetait de déchirures blanches. Malgré tous ses voiles, Salammbô frissonnait sous la fraîcheur du matin ; le mouvement, le grand air l'étourdissaient. Puis le soleil se leva ; il la mordait sur le derrière de la tête, et, involontairement, elle s'assoupissait un peu. Les deux bêtes, côte à côte, trottaient l'amble en enfonçant leurs pieds dans le sable muet. ...

Chapitre 13

MOLOCH

Les Barbares n'avaient pas besoin d'une circonvallation du côté de l'Afrique : elle leur appartenait. Mais, pour rendre plus facile l'approche des murailles, on abattit le retranchement qui bordait le fossé. Ensuite, Mâtho divisa l'armée par grands demi-cercles, de façon à envelopper mieux Carthage. Les hoplites des Mercenaires furent placés au premier rang ; derrière eux, les frondeurs et les cavaliers ; tout au fond, les bagages, les chariots, les chevaux ; en deçà de cette multitude, à trois cents pas des tours, se hérissaient les machines.
Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrent plusieurs fois dans le cours des siècles), elles pouvaient se réduire à deux systèmes : les unes agissant comme des frondes et les autres comme des arcs.
Les premières, les catapultes, se composaient d'un châssis carré, avec deux montants verticaux et une barre horizontale. A sa partie antérieure, un cylindre, muni de câbles, retenait un gros timon portant une cuillère pour recevoir les projectiles ; la base en était prise dans un écheveau de fils tordus, et, quand on lâchait les cordes, il se relevait et venait frapper contre la barre, ce qui, l'arrêtant par une secousse, multipliait sa vigueur.

Chapitre 14

LE DEFILE DE LA HACHE

Les Carthaginois n'étaient pas rentrés dans leurs maisons que les nuages s'amoncelèrent plus épais ; ceux qui levaient la tête vers le colosse sentirent sur leur front de grosses gouttes, et la pluie tomba.
Elle tomba toute la nuit, abondamment, à flots ; le tonnerre grondait ; c'était la voix de Moloch ; il avait vaincu Tanit ; et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son vaste sein. Parfois on l'apercevait dans une éclaircie lumineuse étendue sur des coussins de nuages ; puis les ténèbres se refermaient comme si, trop lasse encore, elle voulait se rendormir ; les Carthaginois, - croyant tous que l'eau est enfantée par la lune, - criaient pour faciliter son travail.
La pluie battait les terrasses et débordait par-dessus, formait des lacs dans les cours, des cascades sur les escaliers, des tourbillons au coin des rues. Elle se versait en lourdes masses tièdes et en rayons pressés ; des angles de tous les édifices de gros jets écumeux sautaient ; contre les murs il y avait comme des nappes blanchâtres vaguement suspendues, et les toits des temples, lavés, brillaient en noir à la lueur des éclairs. Par mille chemins des torrents descendaient de l'Acropole ; des maisons s'écroulaient tout à coup ; et des poutrelles, des plâtras, des meubles passaient dans les ruisseaux, qui couraient sur les dalles impétueusement. ...

Chapitre 15

MATHO

Carthage était en joie, - une joie profonde, universelle, démesurée, frénétique ; on avait bouché les trous des ruines, repeint les statues des Dieux, des branches de myrte parsemaient les rues, au coin des carrefours, l'encens fumait, et la multitude sur les terrasses faisait avec ses vêtements bigarrés comme des tas de fleurs qui s'épanouissaient dans l'air. 
Le continuel glapissement des voix était dominé par le cri des porteurs d'eau arrosant les dalles ; des esclaves d'Hamilcar offraient, en son nom, de l'orge grillée et des morceaux de viande crue ; on s'abordait ; on s'embrassait en pleurant ; les villes tyriennes étaient prises, les Nomades dispersés, tous les Barbares anéantis. L'Acropole disparaissait sous des velariums de couleur ; les éperons des trirèmes, alignés en dehors du môle, resplendissaient comme une digue de diamants ; partout on sentait l'ordre rétabli, une existence nouvelle qui recommençait, un vaste bonheur épandu : c'était le jour du mariage de Salammbô avec le roi des Numides. 
Sur la terrasse du temple de Khamon, de gigantesques orfèvreries chargeaient trois longues tables où allaient s'asseoir les Prêtres, les Anciens et les Riches, et il y en avait une quatrième plus haute, pour Hamilcar, pour Narr'Havas et pour elle ; car Salammbô par la restitution du voile ayant sauvé la Patrie, le peuple faisait de ses noces une réjouissance nationale, et en bas, sur la place, il attendait qu'elle parût. Mais un autre désir, plus âcre , irritait son impatience : la mort de Mâtho était promise pour la cérémonie. 
On avait proposé d'abord de l'écorcher vif, de lui couler du plomb dans les entrailles, de le faire mourir de faim ; on l'attacherait contre un arbre, et un singe, derrière lui, le frapperait sur la tête avec une pierre ; il avait offensé Tanit, les Cynocéphales de Tanit la vengeraient. D'autres étaient d'avis qu'on le promenât sur un dromadaire, après lui avoir passé en plusieurs endroits du corps des mèches de lin trempées d'huile ; - et ils se plaisaient à l'idée du grand animal vagabondant par les rues avec cet homme qui se tordrait sous les feux comme un candélabre agité par le vent. 
Mais quels citoyens seraient chargés de son supplice et pourquoi en frustrer les autres ? On aurait voulu un genre de mort où la ville entière participât, et que toutes les mains, toutes les armes, toutes les choses carthaginoises, et jusqu'aux dalles des rues et aux flots du golfe pussent le déchirer, l'écraser, l'anéantir. Donc les Anciens décidèrent qu'il irait de sa prison à la place de Khamon, sans aucune escorte, les bras attachés dans le dos ; et il était défendu de le frapper au coeur, pour le faire vivre plus longtemps, de lui crever les yeux, afin qu'il pût voir jusqu'au bout sa torture, de rien lancer contre sa personne et de porter sur elle plus de trois doigts d'un seul coup. 
Bien qu'il ne dût paraître qu'à la fin du jour, quelquefois on croyait l'apercevoir, et la foule se précipitait vers l'Acropole, les rues se vidaient, puis elle revenait avec un long murmure. Des gens, depuis la veille, se tenaient debout à la même place, et de loin ils s'interpellaient en se montrant leurs ongles, qu'ils avaient laissés croître pour les enfoncer mieux dans sa chair. D'autres se promenaient agités ; quelques-uns étaient pâles comme s'ils avaient attendu leur propre exécution. 
Tout à coup, derrière les Mappales, de hauts éventails de plumes se levèrent au-dessus des têtes. C'était Salammbô qui sortait de son palais ; un soupir d'allégement s'exhala. 
Mais le cortège fut longtemps à venir ; il marchait pas à pas. 
D'abord défilèrent les prêtres des Patæques, puis ceux Eschmoûn, ceux de Melkartb et tous les autres collèges successivement, avec les mêmes insignes et dans le même ordre qu'ils avaient observé lors du sacrifice. Les pontifes de Moloch passèrent le front baissé, et la multitude, par une espèce de remords, s'écartait d'eux. Mais les prêtres de la Rabbetna s'avançaient d'un pas fier, avec des lyres à la main ; les prêtresses les suivaient dans des robes transparentes de couleur jaune ou noire, en poussant des cris d'oiseau, en se tordant comme des vipères ; ou bien au son des flûtes, elles tournaient pour imiter la danse des étoiles, et leurs vêtements légers envoyaient dans les rues des bouffées de senteurs molles. On applaudissait parmi ces femmes les Kedeschim aux paupières peintes, symbolisant l'hermaphrodisme de la Divinité, et parfumés et vêtus comme elles, ils leur ressemblaient malgré leurs seins plats et leurs hanches plus étroites. D'ailleurs le principe femelle, ce jour- là, dominait, confondait tout : une lasciveté mystique circulait dans l'air pesant ; déjà les flambeaux s'allumaient au fond des bois sacrés ; il devait y avoir pendant la nuit une grande prostitution ; trois vaisseaux avaient amené de la Sicile des courtisanes et il en était venu du désert. 
Les collèges, à mesure qu'ils arrivaient, se rangeaient dans les cours du temple, sur les galeries extérieures et le long des doubles escaliers qui montaient contre les murailles, en se rapprochant par le haut. Des files de robes blanches apparaissaient entre les colonnades, et l'architecture se peuplait de statues de pierre. 
Puis survinrent les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces et tous les Riches. Il se fit en bas un large tumulte. Des rues avoisinantes la foule se dégorgeait ; des hiérodoules la repoussaient à coups de bâton ; et au milieu des Anciens, couronnés de tiares d'or, sur une litière que surmontait un dais de pourpre, on aperçut Salammbô. 
Alors s'éleva un immense cri ; les cymbales et les crotales sonnèrent plus fort, les tambourins tonnaient et le grand dais de pourpre s'enfonça entre les deux pylônes. 
Il reparut au premier étage. Salammbô marchait dessous, lentement ; puis elle traversa la terrasse pour aller s'asseoir au fond, sur une espèce de trône taillé dans une carapace de tortue. On lui avança sous les pieds un escabeau d'ivoire à trois marches : au bord de la première, deux enfants nègres se tenaient à genoux, et quelquefois elle appuyait sur leur tête ses deux bras, chargés d'anneaux trop lourds. 
Des chevilles aux hanches, elle était prises dans un réseau de mailles étroites imitant les écailles d'un poisson et qui luisaient comme de la nacre : une zone toute bleue serrant sa taille laissait voir ses deux seins, par deux échancrures en forme de croissant. Des pendeloques d'escarboucles en cachaient les pointes. Elle avait une coiffure faite avec des plumes de paon étoilées de pierreries ; un large manteau, blanc comme de la neige, retombait derrière elle, et les coudes au corps, les genoux serrés, avec des cercles de diamants au haut des bras, elle restait toute droite, dans une attitude hiératique. 
Sur deux sièges plus bas étaient son père et son époux. Narr'Havas, habillé d'une simarre blonde, portait sa couronne de sel gemme d'où s'échappaient deux tresses de cheveux, tordues comme des cornes d'Ammon ; et Hamilcar, en tunique violette brochée de pampres d'or, gardait à son flanc un glaive de bataille. 
Dans l'espace que les tables enfermaient, le python du temple d'Eschmoûn, couché par terre, entre des flaques d'huile rose, décrivait en se mordant la queue un grand cercle noir. Il y avait au milieu du cercle une colonne de cuivre supportant un oeuf de cristal ; et, comme le soleil frappait dessus, des rayons de tous les côtés en partaient. 
Derrière Salammbô se développaient les prêtres de Tanit en robe de lin ; les Anciens, à sa droite, formaient, avec leurs tiares, une grande ligne d'or, et, de l'autre côté, les Riches, avec leurs sceptres d'émeraude, une grande ligne verte, - tandis que, tout au fond, où étaient rangés les prêtres de Moloch, on aurait dit, à cause de leurs manteaux, une muraille de pourpre. Les autres collèges occupaient les terrasses inférieures. La multitude encombrait les rues. Elle remontait sur les maisons et allait par longues files jusqu'au haut de l'Acropole. Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur sa tête, et autour d'elle l'immensité de la mer, le golfe, les montagnes et les perspectives des provinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit et semblait le génie même de Carthage, son âme corporifiée. 
Le festin devait durer toute la nuit, et des lampadaires à plusieurs branches étaient plantés, comme des arbres, sur les tapis de laine peinte qui enveloppaient les tables basses. De grandes buires d'électrum, des amphores de verre bleu, des cuillères d'écaille et des petits pains ronds se pressaient dans la double série des assiettes à bordures de perles ; des grappes de raisin avec leurs feuilles étaient enroulées comme des thyrses à des ceps d'ivoire ; des blocs de neige se fondaient sur des plateaux d'ébène, et des limons, des grenades, des courges et des pastèques faisaient des monticules sous les hautes argenteries ; des sangliers, la gueule ouverte, se vautraient dans la poussière des épices ; des lièvres, couverts de leurs poils, paraissaient bondir entre les fleurs ; des viandes composées emplissaient des coquilles ; les pâtisseries avaient des formes symboliques ; quand on retirait les cloches des plats, il s'envolait des colombes. 
Cependant les esclaves, la tunique retroussée, circulaient sur la pointe des orteils ; de temps à autre, les lyres sonnaient un hymne, ou bien un choeur de voix s'élevait. La rumeur du peuple, continue comme le bruit de la mer, flottait vaguement autour du festin et semblait le bercer dans une harmonie plus large ; quelques-uns se rappelaient le banquet des Mercenaires ; on s'abandonnait à des rêves de bonheur ; le soleil commençait à descendre, et le croissant de la lune se levait déjà dans l'autre partie du ciel. 
Mais Salammbô, comme si quelqu'un l'eût appelée, tourna la tête : le peuple, qui la regardait, suivit la direction de ses yeux. 
Au sommet de l'Acropole, la porte du cachot, taillé dans le roc au pied du temple, venait de s'ouvrir ; et dans ce trou noir, un homme sur le seuil était debout. Il en sortit courbé en deux, avec l'air effaré des bêtes fauves quand on les rend libres tout à coup. 
La lumière l'éblouissait ; il resta quelque temps immobile. Tous l'avaient reconnu et ils retenaient leur haleine. 
Le corps de cette victime était pour eux une chose particulière et décorée d'une splendeur presque religieuse. Ils se penchaient pour le voir, les femmes surtout. Elles brûlaient de contempler celui qui avait fait mourir leurs enfants et leurs époux ; et du fond de leur âme, malgré elles, surgissait une infâme curiosité, le désir de le connaître complètement, envie mêlée de remords et qui se tournait en un surcroît d'exécration. 
Enfin il s'avança ; alors l'étourdissement de la surprise s'évanouit. Quantité de bras se levèrent et on ne le vit plus. 
L'escalier de l'Acropole avait soixante marches. Il les descendit comme s'il eût roulé dans un torrent, du haut d'une montagne ; trois fois on l'aperçut qui bondissait, puis en bas, il retomba sur les deux talons. 
Ses épaules saignaient, sa poitrine haletait à larges secousses ; et il faisait pour rompre ses liens de tels efforts que ses bras croisés sur ses reins nus se gonflaient, comme des tronçons de serpent. 
De l'endroit où il se trouvait, plusieurs rues partaient devant lui. Dans chacune d'elles, un triple rang de chaînes en bronze, fixées au nombril des Dieux Patæques, s'étendait d'un bout à l'autre, parallèlement : la foule était tassée contre les maisons, et, au milieu des serviteurs, des Anciens se promenaient en brandissant des lanières. Un d'eux le poussa en avant, d'un grand coup ; Mâtho se mit à marcher. 
Ils allongeaient leurs bras par-dessus les chaînes, en criant qu'on lui avait laissé le chemin trop large ; et il allait, palpé, piqué, déchiqueté par tous ces doigts ; lorsqu'il était au bout d'une rue, une autre apparaissait, plusieurs fois il se jeta de côté pour les mordre, on s'écartait bien vite, les chaînes le retenaient, et la foule éclatait de rire. 
Un enfant lui déchira l'oreille ; une jeune fille, dissimulant sous sa manche la pointe d'un fuseau, lui fendit la joue ; on lui enlevait des poignées de cheveux, des lambeaux de chair ; d'autres avec des bâtons où tenaient des éponges imbibées d'immondices lui tamponnaient le visage. Du côté droit de sa gorge, un flot de sang jaillit : aussitôt le délire commença. Ce dernier des Barbares leur représentait tous les Barbares, toute l'armée ; ils se vengeaient sur lui de tous les désastres, de leurs terreurs, de leurs opprobres. La rage du peuple se développait en s'assouvissant ; les chaînes trop tendues se courbaient, allaient se rompre ; ils ne sentaient pas les coups des esclaves frappant sur eux pour les refouler ; d'autres se cramponnaient aux saillies des maisons ; toutes les ouvertures dans les murailles étaient bouchées par des têtes ; et le mal qu'ils ne pouvaient lui faire, ils le hurlaient. 
C'étaient des injures atroces, immondes, avec des encouragements ironiques et des imprécations ; et comme ils n'avaient pas assez de sa douleur présente, ils lui en annonçaient d'autres plus terribles encore pour l'éternité. Ce vaste aboiement emplissait Carthage, avec une continuité stupide. Souvent une seule syllabe, - une intonation rauque, profonde, frénétique, - était répétée durant quelques minutes par le peuple entier. De la base au sommet les murs en vibraient, et les deux parois de la rue semblaient à Mâtho venir contre lui et l'enlever du sol, comme deux bras immenses qui l'étouffaient dans l'air. 
Cependant il se souvenait d'avoir, autrefois, éprouvé quelque chose de pareil. C'était la même foule sur les terrasses, les mêmes regards, la même colère ; mais alors il marchait libre, tous s'écartaient, un Dieu le recouvrait ; - et ce souvenir, peu à peu se précisant, lui apportait une tristesse écrasante. Des ombres passaient devant ses yeux ; la ville tourbillonnait dans sa tête, son sang ruisselait par une blessure de sa hanche, il se sentait mourir ; ses jarrets plièrent, et il s'affaissa tout doucement, sur les dalles. 
Quelqu'un alla prendre, au péristyle du temple de Melkarth, la barre d'un trépied rougie par des charbons, et, la glissant sous la première chaîne, il l'appuya contre sa plaie. On vit la chair fumer ; les huées du peuple étouffèrent sa voix ; il était debout. 
Six pas plus loin, et une troisième, une quatrième fois encore il tomba ; toujours un supplice nouveau le relevait. On lui envoyait avec des tubes des gouttelettes d'huile bouillante ; on sema sous ses pas des tessons de verre ; il continuait à marcher. Au coin de la rue de Sateb, il s'accota sous l'auvent d'une boutique, le dos contre la muraille, et n'avança plus. 
Les esclaves du Conseil le frappèrent avec leurs fouets en cuir d'hippopotame, si furieusement et pendant si longtemps que les franges de leur tunique étaient trempées de sueur. Mâtho paraissait insensible ; tout à coup, il prit son élan et il se mit à courir au hasard, en faisant avec ses lèvres le bruit des gens qui grelottent par un grand froid. Il enfila la rue de Boudès, la rue de Scepo, traversa le Marché-aux-Herbes et arriva sur la place de Khamon. 
Il appartenait aux prêtres, maintenant ; les esclaves venaient d'écarter la foule ; il y avait plus d'espace. Mâtho regarda autour de lui, et ses yeux rencontrèrent Salammbô. 
Dès le premier pas qu'il avait fait, elle s'était levée ; puis, involontairement, à mesure qu'il se rapprochait, elle s'était avancée peu à peu jusqu'au bord de la terrasse ; et bientôt, toutes les choses extérieures s'effaçant, elle n'avait aperçu que Mâtho. Un silence s'était fait dans son âme, - un de ces abîmes où le monde entier disparaît sous la pression d'une pensée unique, d'un souvenir, d'un regard. Cet homme, qui marchait vers elle, l'attirait. 
Il n'avait plus, sauf les yeux, d'apparence humaine ; c'était une longue forme complètement rouge ; ses liens rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des tendons de ses poignets tout dénudés ; sa bouche restait grande ouverte ; de ses orbites sortaient deux flammes qui avaient l'air de monter jusqu'à ses cheveux ; - et le misérable marchait toujours ! 
Il arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô était penchée sur la balustrade ; ces effroyables prunelles la contemplaient, et la conscience lui surgit de tout ce qu'il avait souffert pour elle. Bien qu'il agonisât, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui entourant la taille de ses bras, balbutiant des paroles douces ; elle avait soif de les sentir encore, de les entendre ; : elle ne voulait pas qu'il mourût ! A ce moment-là. Mâtho eut un grand tressaillement ; elle allait crier. Il s'abattit à la renverse et ne bougea plus. Salammbô, presque évanouie, fut rapportée sur son trône par les prêtres s'empressant autour d'elle. Ils la félicitaient ; c'était son oeuvre. Tous battaient des mains et trépignaient, en hurlant son nom. Un homme s'élança sur le cadavre. Bien qu'il fût sans barbe, il avait à l'épaule le manteau des prêtres de Moloch, et à la ceinture l'espèce de couteau leur servant à dépecer les viandes sacrées et que terminait, au bout du manche, une spatule d'or. D'un seul coup il fendit la poitrine de Mâtho, puis en arracha le coeur, le posa sur la cuiller, et Schahabarim, levant son bras, l'offrit au soleil. 
Le soleil s'abaissait derrière les flots ; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le coeur tout rouge. L'astre s'enfonçait dans la mer à mesure que les battements diminuaient ; à la dernière palpitation, il disparut. 
Alors, depuis le golfe jusqu'à la lagune et de l'isthme jusqu'au phare, dans toutes les rues, sur toutes les maisons et sur tous les temples, ce fut un seul cri ; quelquefois il s'arrêtait, puis recommençait ; les édifices en tremblaient ; Carthage était comme convulsée dans le spasme d'une joie titanique et d'un espoir sans bornes. 
Narr'Havas, enivré d'orgueil, passa son bras gauche sous la taille de Salammbô, en signe de possession ; et, de la droite, prenant une patère d'or, il but au génie de Carthage. 
Salammbô se leva comme son époux, avec une coupe à la main, afin de boire aussi. Elle retomba, la tête en arrière, par-dessus le dossier du trône, - blême, raidie, les lèvres ouvertes, - et ses cheveux dénoués pendaient jusqu'à terre. 
Ainsi mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit.

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